Sous le verre du hall de gare étouffant, cinq ou six vieilles italiennes jacassent à côté de moi. Je repose mon livre, car leurs mots inconnus s'incrustent dans les phrases que je lis. Je les observe, répondant à leur brouhaha par une indiscrétion qui ne se dissimule pas, je les observe et je note avec attention – une certaine affection pour ces bruyantes étrangères. Genoux fripés et cheveux jaunes, pieds racornis dans des sandales en cuir dur, vêtements impeccables. Elles ont la mise bien soignée, et dégagent une joie d'être encore bien, bien vaillantes, tellement plus vivantes que tous ces petits jeunes penchés sur leurs écrans.

Elles sont denses ces dames et comme elles s'étalent avec puissance autour de moi, je pense à mes petits vieux à moi, qui s'effacent petit à petit. Mon grand-père clignote et semble se grignoter lui-même de l'intérieur, quand je l'appelle c'est les mêmes mots qui reviennent depuis des années, il s'inquiète de ma santé, je ressens son amour immense et sans conditions, je lui envoie un peu du mien, immense et sans conditions tout pareil, et je raccroche avec une impression de fait accompli. Et les deux autres, épuisés de soutenir un fils qui s'égare, épuisés de courir à droite à gauche et de promener la famille, grand-père et grand-mère d'enfants récalcitrants et incompréhensibles, patriarche fatigué et bonne-maman conciliante, voilà des années que nos relations sont creuses même si tendres, nous n'avons plus rien en commun que ces dîners de famille joyeux et arrosés de bon vin.

Je retiens de toute mes forces dans ma poitrine creuse les bons souvenirs, car tout est redite, mes visites reprennent instant pour instant les étés passés, je les serre fort dans mes bras et j'embrasse quatre fois les joues douces de ma grand-mère et les tempes rêches de mes grand-pères, car il n'y a plus que le corps qui compte et qui comble le vide. Chaleur de la peau, beauté du sourire, et réconfort des petits rituels. Le chocolat devant la télé … Les ronflements … Les vieux qui s'activent quand je me lève tard, pas bien stable sur mes pieds et les yeux encore plein de sommeil.

« Paris Est, voie 2 » Je me lève. Une vieille italienne vient prendre ma place sur le fauteuil gris.

Jeudi 20 juin 2013 à 10:13

Le lendemain Salomé est dans le salon. Debout sur le tapis bleu. Il était temps : j'avais envie de la voir. Et de la toucher aussi. Mais ça je n'aurais pas osé lui dire.

 

SALOME

Bonjour.

 

MOI

Bonjour Salomé.

 

SALOME, après un long silence.

Je ne vous demande pas comment vous allez, parce que je le vois sur votre visage.

Vous avez un visage très expressif, vous l'a-t-on déjà dit ?

 

MOI, à part.

Je réfléchis …

 

MOI

Peut-être bien.

Comment vais-je ?

 

SALOME

Vous êtes seule et vous ne savez plus pourquoi. Vous voudriez qu'on vous serre fort et qu'on vous dise que tout va bien se passer. Vous ne voulez pas qu'on vous dise qu'on vous aime, mais vous voulez qu'on vous aime. Et vous voulez du sexe parce que quand quelqu'un met ses doigts à l'intérieur de vous vous oubliez ce qui existe en dehors de ces doigts et du plaisir qui monte. Vous voulez lire mais sans avoir à ouvrir des livres, vous voulez les histoires et les émotions sans avoir à les vivre. Vous voulez rester immobile dans votre lit toujours et vous nourrir de silence et de caresses, vous voulez oublier qui vous êtes mais vous ne voulez pas changer parce que cela demanderait trop d'efforts. Vous voulez qu'il vous pleuve dessus et que la pluie lave vos erreurs, vos souvenirs et vos pensées.

 

MOI

Oui … C'est comme ça que je vais.

 

Ensuite Salomé m'embrasse, fais glisser d'un coup sec mon jean et ma culotte jusqu'à mes genoux et glisse brutalement ses doigts en moi. Je jouis très rapidement, poussant un petit cri qui retentit étrangement, presque hors de propos. Ensuite, tout doucement, avec une lenteur contrastant avec la frénésie de ses gestes précédents, Salomé enlève mes vêtements et regarde longtemps, très longtemps mon corps nu. Elle me dit « Vous avec un corps très beau » puis s'en va.

Mardi 18 juin 2013 à 18:25

Réveil. Le ventre tout vide, l'estomac gigantesque.

Je sors, un vieux pull sur le dos. Je l'ai pioché dans l'armoire de la chambre.

La boulangerie n'est pas très loin, je me souviens à peu près de son emplacement, je chercherai.

Chaque matin quand j'étais enfant mon grand-père et moi allions chercher le pain. Il parlait toujours tout seul, des phrases inintelligibles, cela me fascinait. Puis vint le temps de l'adolescence avec ses grasses matinées, et plus une fois je ne l'ai accompagné.

Ce matin j'ai presque envie de grommeler comme lui.

 

J'achète ma baguette, m'apprête à faire demi-tour, et puis finalement, je continue ma route vers le canal. Je mange ma baguette toute nue, pas de confiture, rien, elle est toute chaude et mon ventre est un vide entouré de peau. Les morceaux tombent dans cette grotte, un à un, et j'entends le bruit de leurs chutes résonner dans mes oreilles. J'imagine un arbre à bout de pain pousser dans un bruissement, fuiiish, et les feuilles me chatouillent l'intérieur de la peau.

Lundi 17 juin 2013 à 12:10

Aujourd'hui j'ai les larmes aux yeux et un sourire qui s'oublie sur mes lèvres … J'ai vu un beau visage et les larmes ont coulé ; je les essuyées, étonnée de savoir encore pleurer sans sangloter, pleurer sans sentir ma gorge me resserrer à m'étouffer. Quelle sensation inhabituelle que de sentir ma conscience juste à la frontière de mon corps, à effleurer ma peau, à flotter autour de mon visage. Et je pleure et je ne suis ni heureuse ni malheureuse, et les mots me manquent. Quarante secondes entre chaque phrase ; d'habitude ça se déverse hors de moi. Mais aujourd'hui : des larmes inexplicables, une paix limpide, et les mots engourdis.

Jeudi 13 juin 2013 à 19:25

Quand je frappais à la porte, c'était souvent la sœur de Paul qui m'ouvrait. Elle me faisait alors un petit sourire absent et me laissait entrer. Je connaissais le chemin, j'allais sans détour jusqu'à la chambre de Paul. On n'en sortait plus alors. Nous avions tous qu'il nous fallait : de la nourriture (on mangeait des cochonneries avec des airs de fin gourmets), des bouteilles de tout, du papier et le corps de l'autre. Parfois je sortais du mien, nous observant du dessus. Je me voyais grignoter des chips dans les bras de Paul, dessiner, boire à la bouteille et l'embrasser. Tout cela dans une chronologie variable. Je me sentais dans ces instants plus héroïne de film que jamais. Surtout quand nous mettions la musique à fond. Parfois je dansais en petite culotte. Ce que je faisais mine de ne pas savoir, c'est que ce genre d'héroïne n'est jamais sincère. Nous composions un petit film indépendant et poseur, qui ne pouvait que se finir dans le néant ou le non-sens.

 

Un mardi – un mardi où j'avais décidé que le silence de Paul, survenu brutalement après un mois euphorisant, commençait à bien faire et que je méritais au moins une explication – je frappai à la porte. Attendis quelques minutes. Pas de réponse. J'appuyai sur la poignée ; la porte était ouverte … J'entrai. Silence. Mais la sensation de ne pas être seule, quand même. J'appelai : « Paul ? Marie ? Quelqu'un ? Personne ? » Personne apparemment. Je me dirigeai vers la chambre de mon amant.

Par la porte entrebâillée je vis d'abord le corps nu de sa sœur, sur le lit de Paul. Elle avait les yeux fermés, les bras et les jambes écartés, s'offrant à tous les regards. Lesquels ? Le mien et celui de Paul, qui la scrutait, assis par terre au pied du lit, traçant des ombres sur son dessin presque achevé. Il avait son casque sur les oreilles et les basses me parvenaient. Je notai tous ces détails à toute vitesse, mais je ne bougeai pas. Je restai là sans rien penser ni rien ressentir. Marie nue sur le lit, Marie nue sur le carnet de croquis, Marie nue dans le miroir, et Paul.

Il me vit enfin, fronça les sourcils et me dit : « Dégage. »

Mardi 11 juin 2013 à 21:16

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