Il y a (en 1944) l’attente, insoutenable, du parachutiste qui tombe, comme une fleur, à cueillir en plein ciel, avant qu’il ne vous tombe sur le coin de pays qui n’est pas à vous mais que vous surveillez malgré tout.
Vous avez faim, vous êtes encore adolescent, dégingandé, mal nourri, votre mère vous manque et vous essayez de ne pas penser à votre père, qui vous a ouvert la voie, il y a des années, sur le Front de l’Est. Il n’est pas là. Vous êtes seul, et vous vous reconnaissez dans le profil émacié des camarades de bunker.

Il y a (en 1947) le temps en suspens, les vacances en famille, loin des tickets-ration, c’était comme un miracle, une chance inouïe. « Je me tenais à carreaux parce que je savais qu’elle n’était pas obligée de m’embarquer dans ses bagages, la Tante Marguerite, même si elle appréciait les bras en plus. Je portais, je réparais, je déblayais le sable, d’abord au début de l’été, puis tous les matins parce qu’il s’infiltrait sous la porte en bois. » Il me parle aussi de la pêche, ça l’a marqué, la pêche, toujours cette histoire de tickets-ration encore, et puis sans doute l’excuse d’être un peu loin de l’agitation, il y a bien son cousin Marcel à ses côtés, mais Marcel est muet comme une tombe — comme un bunker mort-vivant sur la côte d’Opale. La plage qui grandit et diminue au rythme des heures, la ligne qui ondule avec la mer, les poissons qu’on rajoute un à un dans le panier, le niveau monte doucement, la fierté extrême quand il revient en fin de matinée auprès de la Tante et qu’il lui dit : voilà.
Elle, elle ne lui ébouriffe pas les cheveux. Elle ne sourit pas. Sur les photographies elle a une ligne fine à la place des lèvres, ce n’est pas non plus une femme qui embrasse. Mais chaque été suivant elle le fait grimper dans la vieille guimbarde familiale.

Il y en a (en 2017) moi. Dans cette histoire, suis-je un garçon ou une fille ? Dans cette histoire, j’ai dix-sept, dix-huit ans : comme le soldat, comme le futur grand-père qui racontera les histoires de la Tante Marguerite. C’est celle-là, la partie plus difficile, parce que je ne sais pas encore quelle est la place de ce personnage dans l’histoire que j’ai envie de raconter. Cette adolescente n’a pas connu les privations, la peur, le froid extrême qui engourdit, elle n’a pas connu ce petit miracle de partir en vacances, d’être le seul du village à partir en vacances. Elle a connu d’autres choses. La crainte du secret qu’on découvre ; les insultes à la sortie des vestiaires du gymnase. Mais là, sur la plage, avec sa mère, rien ne semble grave. Pour trois semaines, le temps ne se compte plus, entourées d’inconnus toutes deux regardent passer les maillots de bains, les bedaines et les chaises pliantes. De quoi parlent-elles, ces deux femmes qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau ?

Jeudi 2 mars 2017 à 22:19

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