On revenait de Belgique et on s’était paumé, alors on est passé par H., et mon grand-père tout excité (l’excitation des souvenirs d’enfance et de famille et des copains d'Algérie) s’est exclamé on va passer juste devant chez Gisèle on ne peut pas ne pas passer boire un verre. D’accord et j’ai souri. Je ne m’y étais pas vraiment arrêtée - pressée de rentrer mais pourquoi pas - mais maintenant je sais l’image que j’avais formée à l’arrière de la voiture : un café minuscule, et fleuri, et propret, avec un auvent, un carrelage pâlichon et des rideaux blancs un peu gris, comme dans un roman sage. Pittoresque quoi.

« J’y ai passé toute mon enfance tu sais. » Et ta mère aussi d’ailleurs, elle ne voulait faire qu’une chose : s’installer derrière le comptoir et faire semblant de faire la vaisselle - ma mère était une enfant bizarre, j’ai recoupé les faits. Ah non ça ce n’est pas mon grand-père qui me l’a confié dans le rétro, c’est ma mère deux jours plus tard, avec la même excitation des bons souvenirs des choses disparues qu’on regrette. Son enfance perdue quand elle imitait les grandes personnes dans une version édulcorée où tout va bien ; maintenant quand elle imite les grandes personnes parfois on croirait une mauvaise blague.
Alors voilà on se gare, on est passé à l’instant devant chez Gisèle, une maisonnette peinte en vert moche qui se fond dans le paysage de ce petit village du Nord délabré, la maisonnette est un peu délabrée, seule la pancarte Café de Saint Machin la différencie des autres maisons délabrées, mais elle ne s’écarte pas trop de la petite image que je me suis faite sans y penser, il y a quelques fleurs, un toit pointu, pas d’auvent seulement un trottoir minuscule, mais bon. Chez nous aussi c’est délabré dans les coins, parce que le jardinage c’est dur, la peinture c’est chiant, la lasure ça pue. Après tout.

On entre et, merde ; je dois dissimuler le merde, sourire saluer poliment (Marion, dis bonjour à la dame, au monsieur, ils m’ont bien élevée les grands-parents alors le masque est au point, je crois bien que personne n’a rien vu), au milieu des mouches, une armée de mouches, elles s’envolent de partout et se repose tout de suite partout ailleurs. Un grand mec de traviole en ensemble de jogging bleu est accoudé au comptoir, il boit une Pelforth, et la minuscule Gisèle, 85 ans, a l’air pas commode sur sa chaise. Salutations, je serre la main du grand mec à tout hasard, elle est poisseuse, il tangue, il me reluque mais bon si c’est la famille je ne veux pas faire d’impair, en fait c’est un gus quelconque.

Gisèle nous offre deux Stellas, pas trois parce que chez moi la gaufre passe pas et je veux pas rajouter aux remous. J’écoute d’une oreille distraite les vieux discuter de noms inconnus et le gus y mettre son grain de sel, de mon côté je regarde les affiches de mauvais goût accrochées par dizaine aux murs crasseux, je ne me suis jamais sentie plus intellectuelle ni plus snob que maintenant, et inadaptée et ignorante en même temps, putain mais c’est de là que je viens, mais c’est pas à ce monde qu’on m’a préparée, ce monde riquiqui qui tient à une rue quatre tables, et c’est de là que je viens et tout ce que je sens c’est le plastique collant sous mes cuisses, et j’ai envie de sortir vite inspirer de l’air frais, parce que ça je comprends, l’air frais des communes de campagne, et je comprends les fautes de français de ma grand-mère et l’odeur de purin de la ferme de mon grand-oncle, et la messe tous les dimanches, et les corons et la mine, et l’accent et le patois, de là je me sens venir. Je sens le fil des naissances m’y relier, c’est ténu mais c’est là. Ici je ne comprends pas : je ne comprends pas mon grand-père avec sa mère, du temps où les parents de Gisèle servaient, je ne comprends pas ma mère émerveillée, je ne ressens pas la tendresse du passé qui s’invite dans le présent : c’est moche et ça pue. Voilà.
On sort, on rentre à la maison et je ne dis rien.

Jeudi 27 août 2015 à 0:28

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