Je n'avais pas marché dans le centre ville depuis des mois. Pas dans cette grande rue en pente, en tout cas. Ce qui vient n'est pas de la nostalgie ; simplement la tristesse abstraite d'être étrangère à ce qui était si familier.
Les pavés mouillés, la sculpture au beau milieu de cette toute petite place – deux danseurs en extase, deux danseurs en éternelle agonie – et le poids de la grande baraque sur la gauche, et moi qui dérape et glisse hors du temps. J'ai douze ans, j'en ai seize, je pleure, je souris. Précédemment, mille respirations. Je presse le pas pour me régler sur mon allure de petite fille pressée et en retard. Mon cours de piano commence dans cinq minutes et dans mon ventre l'angoisse : ce morceau toujours pas apprivoisé.
Puis tout s'arrête, au moment où je me rappelle cette petite fille. À l'instant même où je me souviens de l'angoisse et de l'impatience, je dérape encore et m'étale contre les pavés. Je m'arrête et tourne la tête vers le conservatoire de musique, tentée d'y entrer, de voir ces salles cacophoniques. Mais je n'aime pas ces pèlerinages toujours décevants, je sais ce qui m'attend : un décalage embarrassé dans ces couloirs soudain rétrécis, un malaise face à Madame Toledano et sa toute petite bouche peinte qui bat la mesure, la peine soudaine parce que cet univers qui était si rassurant fonctionne à présent tout seul sans moi, glissant à toute vitesse le long des fortissimo et des dopio et des stretto tandis que mon piano me colle aux doigts.
Je ferme les yeux et trace dans ma tête ce qui a disparu, le carton écaillé à l'entrée de cette porte ouvragée, magnifique et d'un autre siècle, où est dessinée une portée et quelques lettres en notes dansantes : ENMD, et puis le visage de mon professeur de piano se reflétant à droite de la partition, et les caves interdites que nous visitions en secret l'été, et la bataille d'eau sous les fenêtres, et le parc rempli d'orties et de fraises des bois.