Mon petit-ami n'est pas neurotypique. Quand il a peur il tremble. Il me dit tout le temps qu'il ne me comprend pas. Nous ne nous comprenons pas. Nous essayons de toutes nos forces de nous rendre heureux, mais nous échouons. Cela fait trois mois seulement que nous nous sommes mis ensemble. Cela fait trois mois que nous semblons courir vers l'échec. Les premières semaines, j'étais incapable de parler de lui ou même de penser à lui sans sourire. Un réflexe conditionné. Martin : sourire. La semaine dernière, voir son nom dans ma boîte mail m'agaçait ; ou pire. Il s'est tu, il m'a foutu la paix. Il a bien fait. Il a fini par me manquer.
Aujourd'hui il m'a offert du muguet ; j'ai adoré.
Aujourd'hui nous avons parlé de « nous deux ». Cela fait un peu peur, « nous deux ». On s'y est mis sérieusement, et ça nous a pris une heure et demie. Il a d'abord dit : « Parfois je ne te comprends pas … » Juste avant il m'embrassait mais ça ne marchait pas. J'avais roulé sur le côté, les larmes aux yeux. Il tremblait un peu. Dix minutes plus tard, il tremblait à l'oeil nu, tout son corps, sur ma couette.
Il a dit cette phrase, qu'il avait déjà dite plusieurs fois depuis notre rencontre, la voix incertaine. J'ai pu alors commencer, de ma voix incertaine à moi : « Il y a quelque chose qui ne va pas entre nous deux, et je ne sais pas quoi, et je ne peux rien faire à ce propos, et je suis fatiguée de tout le temps faire des efforts ». Ou quelque chose comme ça. Ça n'avait pas d'importance, cette première phrase : il fallait bien commencer quelque part.
Les premières semaines, j'étais incapable de parler de lui ou même de penser à lui sans sourire. Les choses auraient dû continuer, elles auraient dû évoluer. On aurait dû se rapprocher, tous les deux, s'habituer l'un à l'autre. Mais rien ne change, et peut-être que rien ne changera jamais. Nous sommes voués à l'incompréhension. Je regarde son visage et rien : surface opaque. Martin et moi, c'est très fort et très bizarre. Tous les « auraient dû » du monde ne riment à rien. Ils ne s'appliquent pas. Rien de ce que je peux attendre ne se produit. Il m'a fallu tout oublier et reprendre à zéro. L'aimer, c'est très fort et très bizarre. Je suis obligée d'être la plus honnête possible avec moi-même, parce que tous les artifices que j'utilise dans les rues et dans les écoles pour me relier aux autres ne fonctionnent pas ; ils n'ont aucun sens face à lui. Je ne peux plus sous-entendre. Je ne peux plus dire « non » et supposer qu'il va comprendre « oui ». Tous les petits jeux de dupe que j'ai toujours détesté, il n'en joue aucun.
De mon côté parfois j'en ai marre de me comporter de mon mieux, alors je me comporte comme une garce et je me déteste de me comporter comme une garce. C'est inutile : il ne s'énerve jamais. Il ne me secoue pas et il ne me remet pas à ma place : Marion, tu te comportes comme une garce.
Ce soir, nous avons parlé pendant une heure et demie et ma gorge me faisait mal de parler. On se touchait un peu parfois, juste la main, juste pour dire : je suis là, parle. Ce soir nous avons parlé et je me suis aimée dans ses mots.
J'ai arrêté de me lamenter dans mon coin sur ce qu'il ne sera jamais, bien décidée à me contenter de ce qu'il est. Il est beau, il est bizarre, il n'est pas neurotypique, il embrasse comme un pied, il ne comprend pas pourquoi je me mets en colère, il m'offre du muguet, il me supporte, il me dit je t'aime au plus mauvais moment, il m'écrit les plus beaux poèmes jamais écrits, il ne sait pas me consoler, il me dit ne change jamais, quand il a peur il tremble,
j'ai envie d'échouer encore longtemps avec lui.