Le trou noir. Périodes insupportables et ponctuelles, faites de haine, de désespoir et de mélancolie. J’y repense parfois à ces trous noirs : un gros gribouillis qui avale des journées entières, parfois des semaines du calendrier. J’y repense mais je ne sais plus bien. Une fois : réveillée en pleine nuit et les sanglots bloqués dans la gorge, les joues sèches, les yeux aveugles. Je n’aurais jamais cru que ne pas pouvoir pleurer serait si douloureux. Au milieu de la cuisine et rien à faire, personne à appeler. Simplement : attendre, suffoquant, hoquetant, sans savoir pourquoi, sans savoir comment. Et puis ça passe. Le temps qui n’existait plus existe à nouveau, et oui,
passe. La détresse est toujours là, mais elle ne prend plus toute la place. On peut l’ignorer : sortir dans la rue, rire un peu parfois, faire l’imbécile, travailler, travailler, travailler. Parfois c’est ça la seule source de salut : travailler. Créer dans ma tête et sous mes mains. Si la couleur peut naître et exploser en dedans jusqu’en dehors de moi, elle peut sans doute avaler le trou noir, reprendre ses droits.
Mais toujours la nuit, quand les couleurs ne sont plus là pour me distraire et les gens pour m’aimer un peu : la douleur. Sourde, intense, brutale et accablante. Mon corps lourd est écrasé contre le matelas, mais le corps ça se supporte, ça se soigne ; le cerveau qui hurle, à plein régime, dans ma boîte crânienne, ça ça ne supporte pas, et je me demande si ça se soigne. Je voudrais me faire taire et c’est impossible. Et le sommeil qui me libérerait (un matin, soulagée, j’irai mieux) ne vient pas.
Enfin je me guéris un peu toute seule. J’ignore la détresse, je la combats ; elle qui engloutissait tout pendant trois jours (le matin : désespérée, impossible de me lever ; l’après-midi : anesthésiée, étourdie d’images et d’histoires qui ne sont pas les miennes ; et le soir : révoltée d’avoir perdu une journée entière ni vivante ni morte) se fait engloutir à son tour. Pendant des années je savais qu’elle n’était que recouverte de babillages, qu’ignorée. A tout moment elle pouvait reprendre le dessus. Ne pas oublier : se considérer comme une bombe prête à exploser d’un moment à l’autre. Toujours : la crainte de se réveiller lourde et nauséeuse, dégoûté et pleine de mépris pour le monde et moi-même.
Mais la douleur et la détresse ont été chassées, petit à petit (je ne les ai pas vues s’en aller, simplement un jour : plus légère). Au désir de tout comprendre, de tout relier, de tout expliquer, de donner sens à ce qui n’en aura jamais, s’est substitué le calme qui attend. Maintenant, j’attends, calme. Ce que je ne comprends pas, et la violence des autres, et la violence en moi, et la mesquinerie, et la petitesse, ont trouvé eux aussi leur place dans mon corps et mes yeux. Les trous noirs : c’est la violence qui prend toute la place. J’aurais voulu l’expulser. Impossible ; alors j’essaie de l’accepter en mon sein, ni trop grande ni trop cachée, juste là, à sa place. Je ne l’explique plus, mais je la prends dans ma main de temps en temps, et je la regarde un peu, et je la range. Et puis Colette est morte et j’ai sentie glisser en moi un peu de sa bonté et de son courage. J’ai dit : plus jamais.
Cette semaine, pourtant, j’ai pleuré. Cette semaine, chacune de mes cellules a hurlé en silence et ça a résonné sans fin dans mon corps. Mardi j’ai soulevé mon store et la lumière du soleil m’a paralysée. Je me suis menti et dans un demi-sourire j’ai accusé la paresse. Et, mercredi, me voilà, piégée.
Dimanche 9 février 2014 à 15:33