J’ai souvent envie d’en parler. De la lesbienne que je voyais dans le miroir. Oh, pas longtemps. Tous les jours pendant deux ans. Et la première année, il n’y avait que de la peur. La deuxième année, non plus la peur, mais le mal-être. « C’est pas moi, ça ; ces cheveux courts qui poussent jusqu’à être fous autour de mes oreilles, c’est pas moi ; cette peau imparfaite qui crève d’attention mais qui ne se satisfait pas des baisers de Céline, c’est pas moi. » Et je désirais et j’aimais, mais le manque toujours, toujours la question : suis-je en train de faire semblant ? Et la beauté et la fierté de nos quelques embrassades dans la rue, et le regard des inconnus dans la rue, et mes joues rouges dans la rue. Mon couple me plaisait dans la rue, il me plaisait dans le lit, mais je ne jouissais pas. Et j’aimais Céline ? Je me demande encore. Elle n’était jamais comme il faut. Toujours j’aurais voulu plus, j’aurais voulu mieux. Elle ne me donnait pas grand chose mais je lui en reconnaissais encore moins. 

C’est le 13 juillet, et Damien m’invite. Comme un cercle qui revient enfin au premier point, on se fait l’amour. Damien que j’ai quitté pour une fille, Damien que je retrouve au lieu d’une autre fille. Damien à 17 ans je voulais plus qu’il me touche, sous ses lèvres j’aurais voulu cracher, me détourner, hurler. J’embrassais en serrant les dents, en fermant les yeux, pourvu que ça se finisse vite. Damien à 19 ans je le lèche je le mords en oubliant qui je suis. 

J’ai été lesbienne pendant deux ans et je m’en souviens à peine. Je me souviens à peine de ce que je reprochais à Céline, mais je me souviens parfaitement de son sexe sous mes doigts. Sa peau blanche. 

Une parenthèse de deux ans encadrées par les bras de Damien. Le 14 juillet, c’est fini, je m’en vais au petit matin l’haleine empâtée d’alcool encore.

Je n'ai pas à expliquer ces deux ans où rien n'allait, rien n'était à sa place. Je n'ai à répondre à aucune des accusations, et je vois bien dans les regards parfois qu'on croit encore que je fais semblant et que ce que je suis n'existe pas. Je me rappelle cette lesbienne paumée, avec une certaine tendresse. Elle existait, elle comprenait rien mais elle existait quand même. 

Jeudi 6 mars 2014 à 19:22

Elle n’est pas dans ma baignoire et pourtant je la vois prendre son bain.

Ma main descend tandis que j’invoque les bruits mouillés,
les clapotis - et je vois l’eau bleutée refléter sa peau,
elle a relevé ses cheveux, seuls quelques brins collent à sa nuque, et quand elle se savonne la jambe son long cou ploie, on dirait qu’il ne se termine pas tant mes yeux s’y perdent,
et sa toison à peine sous le niveau de l’eau ondule à chaque vaguelette,
dans ma tête les images éclatées se succèdent et reviennent, au rythme du ressac dans la baignoire, dans un rythme irrégulier tant que monte le plaisir, obsédants ces quelques cheveux sur la nuque, obsédant le pli dans son ventre, obsédants ses seins au-dessus de l’eau, son visage humide et la mousse dans le creux de sa clavicule qu’elle n’a pas encore essuyée,
et si par intermittence le visage de Jules m’apparaît, ce n’est que pour souligner la beauté de cette femme pâle dans ma salle de bain.
Quand ma tête retombe toutes les images s'effacent et je profite du silence, les pensées un peu floues et palotes. 

Oui aussi beau le torse de Jules soit-il, il y a des plaisirs qui ne sont que femme, et la femme viendra embellir l’homme, et l’homme appellera la femme.
Jules ne sait pas que dans la rue j’admire les épaules des femmes qui passent et que ça ne le rend que plus beau, comme lui-même rend plus désirables encore les femmes qui passent. Le soleil fait briller leurs cheveux et la nuit c’est lui qui m’enlace, prenant toute la place dans mes yeux et dans mon corps. 

Lundi 24 février 2014 à 22:59

Dans un instant vertigineux j'ai senti la suite ininterrompue de mères avant moi, toutes reliées par le cordon ombilical. Rien ne trouble cette chaîne, aucun accident, aucune mort prématurée. De fille en mère en mère en mère jusqu'aux origines de notre humanité, jusqu'à la naissance cruciale qui a vu apparaître le premier être humain de la lignée ... Miraculeux que tout cela soit contenu dans mon sang, vertigineux que la faiblesse d'une seule vie à laquelle je n'ai jamais accordé un très grand prix soit le fruit de tant de résistance.

Je ne suis rien de grandiloquent rien de remarquable je suis seulement la fille de mes parents et derrière eux je vois la longue file de mes ancêtres. Je sais mes privilèges et mon enfance protégée comme je connais ma détresse et les erreurs de ma mère comme je porte aussi le poids des erreurs et des privilèges abusifs avant moi. Je sens les groupes et les amitiés qui m’ont vu naître, la culpabilité et la honte qui aurait pu empêcher ma naissance, je pressens les erreurs à venir et ma responsabilité dans la dérive du monde, et tout cela de toi à moi, de lui à moi, d’elle à moi, quand il me regarde et qu’elle me salue, quand tes idées se heurtent aux miennes et quand la chaleur du soleil nous fait arpenter les mêmes rues.

Lundi 17 février 2014 à 22:14

Le trou noir. Périodes insupportables et ponctuelles, faites de haine, de désespoir et de mélancolie. J’y repense parfois à ces trous noirs : un gros gribouillis qui avale des journées entières, parfois des semaines du calendrier. J’y repense mais je ne sais plus bien. Une fois : réveillée en pleine nuit et les sanglots bloqués dans la gorge, les joues sèches, les yeux aveugles. Je n’aurais jamais cru que ne pas pouvoir pleurer serait si douloureux. Au milieu de la cuisine et rien à faire, personne à appeler. Simplement : attendre, suffoquant, hoquetant, sans savoir pourquoi, sans savoir comment. Et puis ça passe. Le temps qui n’existait plus existe à nouveau, et oui, passe. La détresse est toujours là, mais elle ne prend plus toute la place. On peut l’ignorer : sortir dans la rue, rire un peu parfois, faire l’imbécile, travailler, travailler, travailler. Parfois c’est ça la seule source de salut : travailler. Créer dans ma tête et sous mes mains. Si la couleur peut naître et exploser en dedans jusqu’en dehors de moi, elle peut sans doute avaler le trou noir, reprendre ses droits. 

Mais toujours la nuit, quand les couleurs ne sont plus là pour me distraire et les gens pour m’aimer un peu : la douleur. Sourde, intense, brutale et accablante. Mon corps lourd est écrasé contre le matelas, mais le corps ça se supporte, ça se soigne ; le cerveau qui hurle, à plein régime, dans ma boîte crânienne, ça ça ne supporte pas, et je me demande si ça se soigne. Je voudrais me faire taire et c’est impossible. Et le sommeil qui me libérerait (un matin, soulagée, j’irai mieux) ne vient pas. 

Enfin je me guéris un peu toute seule. J’ignore la détresse, je la combats ; elle qui engloutissait tout pendant trois jours (le matin : désespérée, impossible de me lever ; l’après-midi : anesthésiée, étourdie d’images et d’histoires qui ne sont pas les miennes ; et le soir : révoltée d’avoir perdu une journée entière ni vivante ni morte) se fait engloutir à son tour. Pendant des années je savais qu’elle n’était que recouverte de babillages, qu’ignorée. A tout moment elle pouvait reprendre le dessus. Ne pas oublier : se considérer comme une bombe prête à exploser d’un moment à l’autre. Toujours : la crainte de se réveiller lourde et nauséeuse, dégoûté et pleine de mépris pour le monde et moi-même.

Mais la douleur et la détresse ont été chassées, petit à petit (je ne les ai pas vues s’en aller, simplement un jour : plus légère). Au désir de tout comprendre, de tout relier, de tout expliquer, de donner sens à ce qui n’en aura jamais, s’est substitué le calme qui attend. Maintenant, j’attends, calme. Ce que je ne comprends pas, et la violence des autres, et la violence en moi, et la mesquinerie, et la petitesse, ont trouvé eux aussi leur place dans mon corps et mes yeux. Les trous noirs : c’est la violence qui prend toute la place. J’aurais voulu l’expulser. Impossible ; alors j’essaie de l’accepter en mon sein, ni trop grande ni trop cachée, juste là, à sa place. Je ne l’explique plus, mais je la prends dans ma main de temps en temps, et je la regarde un peu, et je la range. Et puis Colette est morte et j’ai sentie glisser en moi un peu de sa bonté et de son courage. J’ai dit : plus jamais.

Cette semaine, pourtant, j’ai pleuré. Cette semaine, chacune de mes cellules a hurlé en silence et ça a résonné sans fin dans mon corps. Mardi j’ai soulevé mon store et la lumière du soleil m’a paralysée. Je me suis menti et dans un demi-sourire j’ai accusé la paresse. Et, mercredi, me voilà, piégée.

Dimanche 9 février 2014 à 15:33

Je n’aurais pas dû retourner là-bas. Maintenant c’est soudé à mon corps et ça dégouline avec les larmes et dans la sueur. J’essaie de m’oublier dans les fictions des autres et de me saouler d’images (une bonne vingtaine par seconde), et dans mon lit mon corps s’imprime, j’attends que quelqu’un récolte ce qui m’échappe, mais je m’enferme derrière les portes - cinq jusqu’à la rue. 

Mercredi 5 février 2014 à 15:52

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