Il ronfle sur le canapé, son chien bien calé sur le ventre, et j’aurais voulu qu’il se réveille. On aurait parlé un peu, puisqu’on est seul tous les deux, et je lui aurais tout raconté de ma vie, et j’aurais parlé de Jules (parce qu’il aime les potins, et que j’aime lui dire que je vais bien), et il se serait doucement moqué, et il y aurait eu des sourires entendus ensuite à table quand ma grand-mère dirait : et alors, tu n’as toujours personne à nous présenter ?

Mais quand je passe ma main sur son épaule, il marmonne un peu, se retourne et se rendort, et ma musique, aussi agressive soit-elle, semble ne faire que le bercer.

 

J’aimerais qu’on me rende mon oncle. J’aimerais que mon oncle me rende mon oncle. J’en peux plus de la solitude sur son visage et des soupirs et des yeux baissés et des antidépresseurs. Pourtant je ne dois supporter cela que quelques heures par an ; je pense au bras fatigués de mes grands-parents, aux dos et aux ventres qui ne devraient plus avoir à porter les enfants adultes, au soleil qui devrait réveiller, aux livres qui devraient dire : t’es pas tout seul, réveille-toi.

Il ronfle de plus belle. 

Samedi 19 avril 2014 à 16:12

Un futur plus ou moins proche. Les rues sont vides. Plus de merde de chien sur le trottoir, plus de vieux papiers qui volent sous les pieds. Il n’y a plus de pieds pour y trébucher, de toute façon. 

Chacun est retranché dans des immeubles douillets ; dans les appartements, on vit seul. 10h. Tous les réveils sonnent. Vite, un petit déjeuner protéiné (récupéré sur le palier : le livreur invisible l’y a déjà déposé), une douche, un brossage de dent éclair. Et on s’installe dans le bureau. Des écrans, un siège confortable. Pour les 12 heures à venir, l’habitant s’immerge dans la réalité virtuelle. Il n’a besoin que d’un pseudo, d’un avatar, et à lui s’offre un programme varié, à savourer selon son humeur. Des comédies romantiques, des polars, des thrillers, des séries sans fin où l’on peut jouer le personnage que l’on désire. A quoi bon sortir ? 

Pour le citoyen lambda, c’est le bonheur. Plus de risques à prendre, plus d’échecs ni de ruptures, sauf si on le désire (il faut bien vivre un peu). Et quand la lassitude pointe, d’un geste du doigt on change de programme. 

Des dirigeants, des présidents, des politiques, il n’y en a plus. La soif de pouvoir est satisfaite, quoi qu’il arrive, par son avatar. 

Chacun a donné cinq ans de sa vie au bon fonctionnement de ce monde bien huilé. Les ingénieurs updatent les systèmes d’exploitation, les créatifs inventent de nouveaux scénarios, les ouvriers entretiennent les installations et les commodités, les mères porteuses procréent, et tous les autres effectuent les menues tâches nécessaires permettant au reste de la population de profiter de cette vie de possibilités illimitées et virtuelles. 

Cinq années de dur labeur, et c’est la libération : à nous les écrans. 

 

 

« Et il y aura des jours où tu nous haïras, parce que nous t'aurons éveillé, parce que nous t'aurons empêché de continuer à vivre comme une machine. Les machines se sentent bien dans l'univers ; les individus lui sont étrangers. »
Un bonheur insoutenable, Ira Levin

Samedi 19 avril 2014 à 15:19

Ce matin son portable nous réveille en vibrant sur un recueil de poésie. (C’est Travaille fatigue La mort viendra et elle aura tes yeux) Il se lève si doucement du lit que je ne le sens pas j’entends seulement les draps froisser. 

Il n’est pas levé j’ai cru qu’il était debout mais je sens son visage contre ma joue - un baiser tout doucement et je souris juste pour qu’il voie que je souris. J’espère qu’il l’a vu mon sourire. Dans la brume de mes paupières j’entends les pieds nus qui collent au parquet et je vois son corps nu se déplier dans mon dos. Quelques secondes quelques minutes enfin quelques respirations et bribes de rêve (je me demande si j’ai ronflé) et la porte claque. Il est parti travailler et mon réveil à moi sonne dans une heure. 

Vendredi 11 avril 2014 à 10:29

 « Qu’est-ce qu’une femme ? » Une insomnie ; clouée au lit par cette évidence soudaine : une femme c’est rien.

Si on ne peut plus définir une femme par ce qu’il y a entre ses jambes (et on ne peut plus) qu’est-ce qu’il reste à dire ? 

Je demande ce matin à des femmes : qu’est-ce qu’une femme ? On me parle de seins, de douceur, de chevelure, on me répond « subtil », on me répond « faiblesse » 

Sans cesse on en revient au corps, aussi, même si je dis : oubliez le corps, parce que sinon pourquoi, comment, les transgenres ? Mais le corps. Il y en a même un pour prononcer le mot cerveau. Et, pire : féminité.

« S’il y a des mots, c’est que ça existe. » Mais les mots et les choses, c’est comme la poule et l’oeuf.

Alors, qu’est-ce qu’une femme ?

Je refuse de me donner un nom qui n’a pas de signification. Je ne suis plus une femme tant que je ne saurai pas ce que c’est une femme. J’ai même pas besoin d’être une femme de toute façon. 

Les gars, c’est quoi une femme ?


Jeudi 20 mars 2014 à 15:04

Le cul posé sur les dalles glacées - un manteau plié en deux, mon jean, ma culotte avant ma peau, mais je sens le froid s’infiltrer à travers toutes ces épaisseurs - et c’est même pas désagréable. De temps en temps je frotte mes bras mais à part ça ... Je regarde la lumière ce solidifier au-dessus de moi, d’un vitrail à l’autre. La cathédrale résonne, et comme toute cathédrale les chaises en bois brillent, et comme dans toute cathédrale il y a un autel où on n’a pas le droit d’aller (cordons rouges, rubans bleus)

Des touristes et des flashs, je suis pas là pour me recueillir et heureusement. C’est un peu l’usine et c’est bruyant et c’est mécréant.

« Marion faut que tu caresses la statue du chien, là, sinon tes voeux ne s’exauceront pas !

- Je n’ai pas abandonné des années de religion pour devenir superstitieuse. » (acerbe. J’attends pas de réponse. Sûrement elle lève les yeux aux ciel, peut-être elle prend son air blessé.)

Elle me gonfle et je vais à l’autre bout de la nef, mon carton sous le bras. 

Je suis pas là pour me recueillir et quand je ferme les yeux il n’y a plus personne au bout du fil, mais quand même cette lumière et l’orgue qui joue (seul, l’orgue joue toujours seul, jamais je n’ai pu voir de mes propres yeux un organiste alors c’est comme si ça n’existait pas) ça me fait comme un soupir dans tout le corps.

Le cul posé sur les dalles glacées j’essaie de plaquer cette foutue lumière extraordinaire sur mon papier blanc.

Il y a des jours où dessiner ça semble pas servir à grand chose (je pourrais faire quelque chose de mieux de ma vie hé !) mais il y a des jours où ça semble être la chose la plus importante à faire ici. Le truc que je peux faire, moi.

L’orgue change de note, je gratte et frotte et patine ; 

des touristes et des flashs.

Lundi 17 mars 2014 à 21:10

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