Voilà. Je peux arrêter le voyage dans ma tête, les bas-fonds.

J’ai trouvé mon souvenir. Ténérife.

 

Ce fut ardu, frustrant, parfois terrifiant - à chaque tournant, un souvenir d’angoisse ou de solitude ; mais tout n’a pas pu être solitude et angoisse, n’est-ce pas ? J’étais une enfant mélancolique, mais pas malheureuse. Nourrie et choyée, sans aucun doute. Des parents autoritaires, mais aimants. Des câlins et des refus. La liberté totale dans ma tête, dans ma tête seulement pourtant, parce qu’ailleurs dans la maison, des regards scrutateurs et désapprobateurs. Aimée mais surveillée, c’est certain.

 Je n’ai rien trouvé de nouveau, je n’ai trouvé que mes bons vieux souvenirs habituels - paysage connu. J’ai revu en boucle celui du banc du CP, et mes histoires sur mes lèvres, que je cachais tant bien que mal (il a fallu jouer les dialogues dans ma tête, cacher les amis imaginaires). J’ai croisé celui de l’orage et du taboulé - je l’aime bien celui-là, la peur partageant le terrain avec la jubilation. Il y a celui des rideaux qui bougent. Frénétiquement dans mon cahier je l’ai raconté celui-là, à toute vitesse, c’était la première fois que j’y mettais des mots. Ça va mieux maintenant. « Ces rideaux qui bougent ... Je suis seule dans ma chambre sombre (et je me demande si je ne dors pas encore sur ce matelas au ras du sol alors je ne suis vraiment pas grande) et les rideaux bougent, se rapprochent et s’éloignent et se rapprochent et s’éloignent encore et je suis terrifiée. Même les yeux fermés je sens encore que tout s’agite d’avant en arrière, et je sanglote puisque Hugo m’entend et va prévenir les parents. Et cette phrase est restée : on sait, mais qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? alors je reste seule dans ma chambre, avec ma terreur, en attendant le sommeil, qui ne vient jamais jamais assez tôt. »

J’ai dû envoyer un message à maman : c’était quand que je voyais en petit ? (Je retrouve ces mots d’enfants, ils glissent tout seuls sous mes doigts.) Elle me répond : la difficulté de converger, c’était trois, quatre ans. 

Et il y a trois, quatre autres souvenirs du même acabit, je suffoque un peu, et puis je me rappelle Ténérife. Ouf. Je respire, pourtant c’est une chaleur violente qui me frappe en plein visage. J’en ai déjà parlé une fois, en famille, alors je sais que c’est Ténérife. « Et Ténérife, c’était quand m’man? » Deux ans et demi. 

Le sable me brûle les pieds, le sable noir (ce n’est pas le premier sable de ma vie, avant il y a eu Sainte-Cécile et Valoire mais ces sables-là je ne m’en souviens plus, brûlés sans doute par la chaleur terrible de la plage de Ténérife), le soleil est fort, j’ai probablement un chapeau, j’ai les pieds nus ou bien j’ai des sandales et les grains atteignent ma peau quand même, et je râle sans doute.

Vraiment je ne me rappelle rien d’autre, je suis toute seule et je marche sur une plage noire sans mer, sous un soleil de plomb. 

 

Après la frénésie des souvenirs et le vacarme de leur solitude, voilà mon écran de lumière, je détend mes muscles ; je sais me faufiler entre les écueils et, arrivée tout au bout, éblouie par mon souffle coupé, je fixe cette immense étendue du haut de mes deux ans et demi.

Lundi 2 décembre 2013 à 17:28

J’avais écrit ça : « J’ose imaginer - elle est folle ! »  et c’était prometteur 

Mais : rien de plus, c’est triste à pleurer. J’allais parler de la fumée, de surplomber la foule et de retrouver ma mère, mais :

Martin bugue sur son assiette et son expression m’obsède. Vide. 

Parfois aussi j’ai le regard vide. (Des fois je le croise dans les vitres, les miroirs ou les lunettes de soleil, et je me reprends vite vite, je réinvestis mon visage, faut pas que les gens voient ce qui se passent dessous, non faut pas.)

Pas pareil. Lui c’était effrayant. Tellement que j’abandonne les effets de style. Faut bien - juste - dire, parfois. J’aurais voulu être à des kilomètres de là, pour pas voir ça. Il fixait quelque chose entre les lentilles et son verre, là où il n’y a vraiment rien que le plastique gris du plateau (même pas une miette j’ai vérifié) et quand on lui parlait il faisait semblant d’acquiescer,

mais pas comme quand t’écoutes pas et que tu veux faire semblant d’écouter, on voit  bien à ton expression que tu t’en fous, que t’es à des kilomètres de là, mais bon c’est pas grave ça passe et tu reviens dans ton visage, 

non lui je me suis demandée s’il allait jamais revenir. Y avait son corps qui réagissaient vaguement, mais tout le reste était éteint. Il était plus du tout là et il arrivait pas à revenir. Il luttait à mort, il était déjà mort. J’ai crevé de peur j’ai agité mes doigts devant ses yeux (je voyais pas ses yeux mais j’aurais pas voulu plonger dedans pour rien au monde, je devinais le charnier les obus la pulsion primitive la plus dégueulasse) j’ai fait des blagues, j’ai suggéré une paire de claque mais que dalle 

et Jules à ma gauche mal à l’aise aussi mais pas flippé comme moi, parce qu’il sait pas comme moi de quoi Martin est fait, Jules il a juste dit « on l’a perdu » et ça a sonné comme un épitaphe

je voulais pas voir ça moi

j’ai fui j’ai posé mon plateau plus vite que la lumière, un dernier regard derrière il était toujours là mais debout maintenant au milieu de la foule, et je suis partie.

Mardi 19 novembre 2013 à 13:41

 Je vais bien.

Je guette un peu dans ma poitrine ; parfois ça se secoue, ‘y a un peu du noir qui déborde dans ma bouche, pas de la bile c’est plutôt doux-amer, l’aigreur c’est plus vraiment mon truc. Une vieille habitude de crisper mon corps pour contrer la douleur, quand les blessures sont déjà pansées. 
 

Il y a un petit blond sur mon canapé - enfin, petit, mes yeux sont à la hauteur des siens, et des épaules il me fait écran. Blond, ça, oui. Et il sent bon, mais son odeur ne reste pas sur mes vêtements ; c’est un gentleman. Un sourire et il me laisse dormir, voilà c'est tout, un bisou bien chaste sur la joue et un signe de la main depuis le couloir. Je ferme la porte et je laisse libre cours à mon sourire à moi. 

C’est la première fois qu’on me courtise, dis donc. Quelques jours plus tôt j’avais goûté sa bouche, mais quand ses deux mains sont passées sous mes vêtements et que je les ai arrêtées, il m’a dit d’accord. Quand j’ai dit on verra bien il était encore d’accord. Je parle de temps, je parle d’attente, je le traite d’inconnu, et il dit oui. Il revient le lendemain et il vient me chercher à la sortie des cours, et il ne tente rien. Il me prend la main et il me laisse babiller.

Alors moi, je suis un peu étonnée de pouvoir m’émerveiller de si peu de choses encore.  Je repense au lycée, à Lena, bien décidée à ne pas m’enflammer sur ce qui peut advenir. Je n’écris pas le futur et je ne m’imagine pas le présenter à mes parents. Je profite juste (hé, putain, je profite, merde alors, j’en reviens toujours pas !) de ce qui s’installe, de ce qui pourra peut-être bien s’avérer être un début, ou bien de ce qui restera deux parfaits rendez-vous et puis rien. Voilà.

Jeudi 14 novembre 2013 à 22:52

« Attends … Je repousse ta main, regarde ... tu comprends … Attends … Pas ce soir, pas comme ça … Est-ce que tu veux bien … Juste … Est-ce que tu voudrais bien ... seulement ... me regarder ? »

Quand j'ai repoussé sa main elle s'est figée et son regard est revenu. J'aime pas quand ses yeux sont dans ses mains. Quel visage alors place-t-elle sur mon corps ? Ma chair devient une autre chair modelée sous ses doigts et j'aime pas ça. « Je veux … que tu me regardes. Sans tes mains. Arrête de me toucher ! Pas ce soir pas comme ça. Pas de cris, pas de confusion, pas de lutte ce soir, pas de mélange de corps. Juste tes yeux ; contre moi. »

Quand il n'y a rien à dire, elle ne dit rien. Je peux au moins lui accorder cela. Je me dénude, je regarde son regard, je le met dans mon ventre, pour les longues soirées froides à venir. Ses yeux n'ont toujours pas quitté mon corps, c'est bien, continue, elle est concentrée, moi je fais de mon mieux pour aimer ce que je montre, et quand tout est ôté, je relâche ma respiration. Sur mes draps propres je m'étends, et elle s'allonge à mes côtés, et le visage tourné vers moi elle s'endort.

Je me vois d'ici, je me vois demain soir dans mon lit vide et froid poser ma tête sur l'oreiller la joue dans le tissu, et fermer les yeux, et me dire qu'elle est encore là.

Je pense à Claude qui m'a dit hier que quand il posait la main sur la nuque de Cam, ils faisaient l'amour. Ce simple geste pour eux vaut mille débâcles.

 

Et moi j'ai un gros caillou sur mon oreiller de droite.

Jeudi 24 octobre 2013 à 23:50

Nous sommes quarante et c'est la cage des fauves. Ça pue et ça se secoue, des doigts partout, le sol qui tremble sous quatre-vingt semelles de godasses défoncées. Parce que de la poussière de charbon partout, parce que la sueur goutte à goutte sur le cuir fatigué. Ça pue et ça étire la mâchoire, quarante chiens fous à qui l'on a dit : préparez-vous à crier. Le prof, chef d'orchestre/dompteur, dans son accent anglais et sa voix profonde gueule, gueule putain gueule ! Un ! Deux ! Trois ! Et tous nous crions, on nous dit gueule alors on gueule,

contents d'avoir le droit,

mais tous en harmonie,

mais tous factices.

Je gueule parfois ; il y a des raisons de gueuler. Mais pas quand on me l'ordonne, pas dans une case horaire (le lundi de neuf à douze, de treize à seize, pendant le cours de D.), moi je veux vomir mon angoisse et ma colère, c'est vrai, mais pas sous autant de paires d'yeux, tout contents d'avoir enfin le droit. On beugle comme ça à trois reprises, mais ce n'est pas tout, ensuite il faut s'égosiller le fusain à la main, les genoux dans le charbon, et dessiner, il veut de l'énergie brute, il veut des tripes. Je le fais parce que je veux agir, parce que j'en ai assez de penser, parce que je veux voir un jet de traits et de ténèbres sortir de mon ventre, parce que je lui fais confiance et que je me dis : il y aura quelque chose au bout du cri.

Mais il n'y a rien, seulement le vacarme des vagissements et des coups et des frottements, et moi face à moi-même, et moi qui ai peur et moi qui raye qui saccage qui recouvre de frustration une foutue page blanche. Quand sous les traits apparaît le visage de mon frère et quand dans mes yeux c'est les larmes et dans mon ventre la haine, je n'ai plus peur de la feuille j'ai peur de moi, et des images qui m'assaillent, du sang des passages à tabac, je m'arrête et je sors.

Dans le couloir l'écho des transes étrangères. Je me lave les mains mais ça ne pars pas.

Lundi 14 octobre 2013 à 16:58

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